Arthur Dressler Photography

En lien avec le reportage :

http://islandsgoinggreen.org/

http://www.isleofeigg.net

 

Reportage paru dans le magazine Grazia en août 2010 avec le texte de la journaliste Laurène Champalle.

 

Les fées vertes de l’île d’Eigg.

 

Au large des côtes écossaises, les habitants de cette terre déshéritée se sont battus pour instaurer un modèle économique basé l’autosuffisance en énergies propres. Les femmes, surtout, ont impulsé cette révolution verte. Depuis, l’écologie y est devenue l’affaire de tous.

Saira est tombée amoureuse. D’un homme… et de son île. Eigg : un petit bout de terre à la beauté sauvage, à l’ouest de l’Ecosse. Etudiante en sculpture à la fac des Beaux-Arts d’Edimbourg, elle a débarqué un été, il y a 4 ans, comme wwoofeuse : bénévole dans une ferme bio. Elle y a rencontré George, un jeune agriculteur. Ça a été le coup de foudre. La belle a plaqué sa vie urbaine pour s’installer avec lui. Elle a troqué petite jupe et bottes de cuir pour un pantalon en velours kaki et des bottes en caoutchouc, plus adaptés au travail agricole : « Je m’occupe des poulets, du potager et je cuisine pour le pub de l’île ; George m’a appris à monter une clôture et à construire une serre. On partage les tâches, il s’occupe des vaches. Et on garde Maggie, notre bébé de 7 mois, à tour de rôle ». La ville ne lui manque pas. « J’aime la vie au grand air, le sentiment d’espace, de liberté et de bien-être et toute cette beauté autour de moi », s’enflamme-t-elle en désignant le Sgurr, masse sombre de basalte qui se détache sur les tourbières couvertes de bruyères mauves. « La seule chose qui me manque, c’est un groupe de copines avec qui papoter autour d’un café. Les filles sont géniales ici, mais il n’y en a pas 50 ! »

L’île compte 97 habitants. Une poignée d’irréductibles qui ont décidé de prendre leur destin en main il y a une vingtaine d’années, en chassant leur propriétaire terrien : Maruma, un artiste allemand excentrique. Le dernier d’une longue série de lairds (propriétaires terriens) impopulaires qui régnaient sur Eigg en seigneurs féodaux, en vertu d’un droit foncier archaïque… Tous avaient promis d’investir des millions pour améliorer les conditions de vie spartiates des insulaires. Aucun n’a tenu parole. L’île restait à l’abandon, sans infrastructure.

Regroupés en communauté autour du Eigg Island Heritage Trust – la Fondation pour Eigg -, en 1997, les insulaires réunissent 1,5 million de livres de dons et rachètent l’île à Maruma, poussé à vendre : une révolution ! A l’époque, le régime foncier féodal permettait à 500 aristocrates de posséder la moitié de l’Ecosse… Pionniers, les habitants d’Eigg ont ouvert la voie au mouvement de rachat des terres par des communautés locales. Et depuis 2003, la loi écossaise leur donne la priorité !

Une fois maîtres sur leurs terres, les îliens ont tout fait pour rattraper leur retard. En dix ans, ils ont inversé un déclin qui semblait inexorable. Mieux, ils ont fait d’Eigg un modèle d’autosuffisance énergétique – vert, de surcroît. Jusqu’en 2008, ils n’avaient même pas l’électricité en continu. Une simple douche chaude était un luxe… Raccorder l’île au réseau électrique du continent aurait coûté trop cher. Les insulaires ont donc créé leur propre système de production d’énergie, en misant sur les énergies renouvelables : aujourd’hui, l’île produit elle-même 100% de son énergie grâce à une combinaison d’hydro-électricité, d’éoliennes (discrètes, au pied du Sgurr) et de panneaux solaires, qui assure électricité et eau chaude 24 heures sur 24 ! Le temps des générateurs individuels au diesel – ultra polluants, ultra bruyants – est révolu ! En deux ans, les habitants d’Eigg ont déjà réduit leur empreinte écologique de 30%. En janvier, ils ont même gagné le « Big Green Challenge » : un prix de 300 000 £ récompensant le meilleur projet communautaire de réduction des émissions de CO2 au Royaume-Uni. Grâce à cet argent, Saira et George ont pu acheter la serre de leurs rêves. Ils y cultivent leurs légumes bios : un pas de plus vers l’autosuffisance. L’argent permettra aussi à d’autres foyers d’installer des panneaux solaires sur leur toit. Une cuisine collective doit aussi voir le jour pour valoriser les produits bios locaux et créer des emplois, dont l’île manque cruellement.

Toasters, lave linge, freezers et télévisions ont fait leur apparition grâce à la mise en œuvre du nouveau système électrique. « Depuis 2008, la vie est bien plus facile et moins chère : avant, j’avais deux générateurs au diesel, qui me coûtaient 80 £ par semaine. On se ruinait et on culpabilisait. Aujourd’hui, l’électricité nous coûte 15 £ par semaine et on ne pollue plus », assure Kathleen, 42 ans, co-responsable du projet de transformation de l’île « Eigg Go Green ». Avec son mari Stuart, elle élève des vaches à poils longs – les fameuses highlands -, des moutons et des poules. Bios, of course ! Leurs deux filles vont à l’école de l’île : les enseignantes, Hilda et Sue, se partagent la classe unique de 9 bambins. « Nos enfants sont sensibilisés à l’environnement très tôt. En plus du programme scolaire normal, ils ont des activités en pleine nature et font pousser des légumes sous leur petite serre ronde », explique Sue, fière d’avoir reçu en 2009 le green flag (drapeau vert), label des écoles écolos au Royaume-Uni.

La révolution verte a résolu bien des problèmes domestiques, mais pas la pénurie de partenaires pour les célibataires : le choix est restreint et les nouvelles têtes arrivent au compte-goutte par la mer. « Il faut être la première sur la jetée, à l’arrivée du ferry, pour mettre le grappin sur un homme ! », plaisante Tasha, jolie brunette de 31 ans. En s’investissant aux côtés de Kathleen dans le projet « Eigg Go Green », Tasha a suivi l’exemple de sa mère, Maggie, 60 ans, la pasionaria de l’île. Un personnage ! Secrétaire de la Fondation pour Eigg, elle a été la figure de proue de la campagne de rachat de l’île par la communauté locale en 1997. Elle vient d’être ordonnée Member of the British Empire (l’équivalent de Chevalier de la Légion d’honneur) par la reine d’Angleterre. Les insulaires la surnomment affectueusement « Queen Maggie ! »

Maggie, Kathleen, Tasha, Lucy, à l’origine de la participation au « Big Green Challenge »… Depuis le rachat en 1997, les femmes ont toujours joué les locomotives dans les grands changements de l’île. Les hommes les ont suivies volontiers. « C’est peut-être parce que les femmes pensent d’instinct à l’avenir de leurs enfants », suggère Camille, 52 ans. Cette Française s’est installée sur l’île il y a 30 ans. « A l’époque, c’était l’ambiance joyeuse post-68 du retour à la terre. Mais face à l’indifférence de Keith Schellenberg, le prédécesseur de Maruma, qui a régné trois décennies ici, on a vite déchanté », raconte-t-elle.

Symbole d’oppression, le manoir des anciens lairds a échappé de justesse à la démolition. C’est un couple de 40 ans avec trois enfants qui l’a repris et transformé en « Centre écologique » pour accueillir des groupes soucieux de l’environnement. Bob et Norah sont des écolos purs et durs : végétariens, très connectés avec la nature, ils circulent au volant d’un camion laitier électrique hors d’âge acheté sur eBay et se plient aux volontés de leurs trois jeunes garçons néo-hippies. Les enfants refusent qu’on leur coupe les cheveux, pour ressembler à leur papa. Soit ! Lui est ingénieur à Greenpeace. Diplômée du Centre d’écologie humaine d’Edimbourg, elle a mis en œuvre le wwoofing sur l’île : un système d’accueil de travailleurs bénévoles dans les exploitations agricoles biologiques.

Le wwoofing apporte du sang neuf à Eigg : comme Saira, certains bénévoles restent. Mi américaine-mi norvégienne, Megan, 30 ans, est tombée sous le charme rugueux de l’île. Elle s’y est installée après un hiver de travail bénévole dans une ferme. Ce qui l’a convaincue de rester ? « La communauté ! Soudée comme une grande famille. Et puis l’air est si pur… C’est l’endroit rêvé pour élever des enfants ! » Megan cultive désormais son petit lopin de terre. « J’ai planté des pommes de terre, des épinards, des framboises et de la rhubarbe, énumère-t-elle, les mains dans la terre. Je ramasse aussi des algues sur la plage pour faire de l’engrais, j’aide à l’école et en cuisine au pub de la jetée… » Elle ne dépense que 15 £ (17 €) par semaine à l’épicerie. « Je me contente de peu. Je vis dans une caravane avec douche chaude et tout le confort. Il y a une source à côté. Je ramasse du bois flotté sur la plage pour chauffer mon poêle… Je mange frugalement. J’aime cette vie simple ! », s’exclame-t-elle, rayonnante. Dans une cabane dehors, ses toilettes au compost offrent une vue panoramique sur l’île de Rum, en face : « the loo with a view ! », déclare-t-elle malicieusement. Quand Megan en a assez de manger ses pommes de terre, elle garde les garçons de Norah en échange de salades de sa serre. Le troc fonctionne bien. Il y a même un swap shop où les îliens échangent tout ce dont ils ne veulent plus. « Comme ça, nous, les femmes, on a l’impression de faire du shopping », s’amuse Camille. Les femmes d’Eigg restent des femmes ! « Même si je ne me maquille jamais, parfois j’aime bien mettre une robe et des boucles d’oreilles », sourit Megan. Idem pour Saira, qui se pomponne dès qu’il y a une fête ! Dès avril, l’île revit après un long hiver : les Ceilidh, ces fêtes traditionnelles où l’on danse jusqu’à l’aube, battent leur plein. La communauté se retrouve autour d’une bière ou d’un whisky. Pas pour faire la révolution, mais pour danser au son de la cornemuse.

 

Laurène Champalle